Qu’y a-t-il de commun entre Éric Rohmer – un fin dialoguiste animé par la passion des lieux, de la féminité et de la lumière –et K. Kieslowski, un taiseux austère dans une Pologne grise ? Ou entre Hermie, l’amoureux transi d’Un été 42 et Travis, le perdant magnifique de Paris, Texas ? Entre les idéaux d’April dans Les Noces rebelles et les noces – autrement rebelles – de Thérèse et François dans Le bonheur de Varda ? Entre le quatuor de La piscine et le trio de La peau douce ? Entre les faiblesses d’Un homme amoureux et les Chaînes conjugales que nous construisons – aussi – à partir de nos représentations ?
Pris dans la difficulté de situer la frontière entre le réel et l’imaginaire, experts dans l’art de les entrecroiser, l’amour comme le cinéma s’élaborent justement dans le creuset de nos représentations. Parce que le réel de l’amour n’est jamais donné mais toujours possible, à engendrer et inventer, nul mieux que l’art (la littérature, la poésie, le cinéma) ne peut en rendre compte. En témoignant du prodige des possibles, tous deux densifient la vie, comme les dix réalisateurs ici sélectionnés et que servent les convaincantes interprétations des comédiens.
Construite autour de dix problématiques spécifiques (l’initiation, la séduction, la jalousie, l’illusion, la contingence, la vengeance, la passion, la crise de la quarantaine, le choix, le mariage), l’analyse de ces dix films a pour vocation de serrer au plus près la vérité de la relation amoureuse et de ce cinéma qui l’honore. Parce que l’amour n’est pas du cinéma – ni le cinéma un art mineur –, parce que ces problématiques centrales en traversent d’autres (la filiation, l’impuissance, l’adolescence, le renoncement, les relations œdipiennes, la féminité, …), ce livre offre aussi la possibilité à ceux qui le souhaitent de s’ouvrir à des lectures parallèles dans le domaine de la philosophie, de la littérature et de la psychanalyse.
En 1988, un an avant la chute du mur de Berlin, Krzysztof Kieslowski, aidé de son co-scénariste Krzysztof Piesewicz, réalise le Décalogue. Dix films d’une heure, dont chacun a vocation à rendre compte d’une situation illustrant les Dix Paroles recensées dans l’Exode et le Deutéronome, et rendant compte d’un « enfer éthique » : la fascination de la technique au péril de la vie, la décision d’avorter d’un enfant adultérin, le deuil d’un amour, la tentation de l’inceste, l’obsession voyeuriste, la peine de mort, le vol d’un enfant, l’affrontement à la culpabilité de la lâcheté, l’impuissance sexuelle, l’absolutisation de l’argent. D’une cohérence remarquable, l’ensemble a pour fil directeur le problème moral (le mensonge) mais aussi identitaire : l’arrière-fond est le traitement de la question de la filiation. Qu’est-ce qu’un père, qu’une mère ? De qui est-on le fils, la fille ? Les intuitions de Kieslowski sont mises en scène avec une extraordinaire prescience. Ce livre entend les éclairer, donner une intelligibilité à chacun de ces films, dans le triple creuset de la théologie, de la philosophie et de la psychanalyse. Magistral, bouleversant, visionnaire, Le Décalogue de Kieslowski constitue l’héritage inestimable d’un réalisateur modeste, ombrageux, en quête d’une sérénité introuvable : la seule de toutes les productions cinématographiques qui puisse prétendre au titre de chef-d’œuvre, disait Stanley Kubrick.
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